DE STATUA, partition de musique, performance, Villefranche le Rouergue, 2018

Extrait de la partition :

Documentation de la performance:

De statua a été créée en réponse à l’invitation de Damien Cabanes à l’Atelier blanc (Villefranche-le-Rouergue), dans son exposition Sans émail – groupe de sculptures en terre brute cuite, figures humaines modelées à partir des connaissances, amis, modèles, ayant posé dans son atelier.
A Marseille, début septembre 2018, un titre me fait signe, De statua, du traité sur la sculpture de Leon Battista Alberti, écrit en latin vers 1445. Je lis la traduction du latin en français de Claudius Popelin, (De la statue et De la peinture, Traités de Leon Battista Alberti, Noble florentin, Paris, A. Levy, 1869), la dernière traduction italienne du texte (De statua de Leon Battista Alberti , a cura di Marco Collareta, Livorno, Sillabe, 1998) puis sa dernière traduction française (La statue, suivie de La vie de Leon Battista Alberti par lui-même, Paris, édition rue de l’Ulm, 2011). Le texte expose une technique rationnelle de la sculpture, basée sur la codification et l’établissement de mesures et proportions figées dans l’idée d’une beauté idéale, d’une harmonie de convenance, selon la vision renaissante alors sous le joug de la mimésis. Trois temps, trois concepts dans le dispositif albertien : nature, raison, beauté. En dépit de sa valeur historique et des outils de mesure qu’il propose – exempède et équerres à branches mobiles – ce texte m’est apparu ennuyeux, aux valeurs de savoir-faire dépassées et tellement opposées à la démarche de Damien. Aussi, Alberti écarte-t-il les modeleurs des sculpteurs, ceux qui créent la forme par ajout de matière, comme Damien, à l’inverse des seconds qui procèdent par retrait hors du bloc d’une image qui y est contenue.
Ecouter autrement ce texte. Je bataille dans ma tête et suite à cette confrontation, je décide de m’en emparer pour en faire une partition de musique, selon mon processus d’écriture musicale créé en 2011 (voir partitions El Greco et Déclaration des doits de l’homme et du citoyen), c’est-à-dire en l’effaçant par noircissement, tout en épargnant les lettres pouvant composer les notes do, ré, mi, fa, sol, la si. L’écriture de la partition commence en septembre 2018 à Marseille (à partir du texte latin publié dans le livre cité plus haut) et prend fin pendant la performance à l’Atelier blanc de Villefranche-le-Rouergue.
Entre temps, je m’arrête devant une image tirée du film SKMP2 de Luca Patella, où l’on voit Pino Pascali en face à face avec une sculpture antique, lèvres prêtes à s’embrasser, corps immergés dans la mer Méditerranée.

De statua, performance, 20 octobre 2018
Le 20 octobre à 18h30 à l’Atelier blanc, le public pénètre dans la salle d’exposition du 1erétage où je suis allongée au sol, en train d’écrire la partition, les feuillets terminés éparpillés autour de moi. Je suis nue, « sans émail », rejouant la posture du modèle, tout en faisant sculpture parmi celles de Damien, l’écriture par noircissement imposant l’immobilité. Le public s’immobilise avec moi le temps des poses, dans cet entrelacement de temps suspendus – temps des poses, temps du texte d’Alberti, temps de l’effacement, temps des notes de musique qui apparaissent dans les pages…, notre silence empli des bruits du jour – cloches des vêpres, voix qui arrivent du bord du fleuve, murmures, toussotements, arrachement des feuilles du livre, pas sur bois métal béton, une sonnerie de téléphone portable… Quatre autres postures sont improvisées dans l’espace pendant ce temps d’écriture, puis l’une dans l’escalier extérieur qui nous conduit à la salle du rez-de-chaussée. Là, trois autres postures achèvent la partition. J’allume et je fume une cigarette, tout en lançant depuis mon ordinateur la bande son de la scène finale du duel en langue italienne de Per qualche dollaro in più (Et pour quelques dollars de plus), film de Sergio Leone (1966), avec la musique de Ennio Morricone, le bruit du vent et le célèbre carillon. Assise au sol, je fais face au public.
Texte des dialogues de l’extrait du film :

  • Il monco (le manchot) joué par Gian Maria Volontè
  • Colonnello Douglas Mortimer (colonelDouglas Mortimer) joué par Lee Van Cleef
  • L’indio (l’indien) jouépar Clint Eastwood

Il monco : « Quando la musica finisce, raccogli la pistola e cerca di sparare. Cerca ! » (Quand la musique se termine, ramasse le pistolet et essaie de tirer. Essaie !)
L’indio : « Sei stato poco attento è ?» (Tu as été peu attentif hein ?) « Colonello, prova con questo. » (Colonnel, essaie avec celui-ci.) « Niño, il gioco lo conosci. » (Niño, le jeu tu le connais.) « Bravo » (Bravo) « Mè, c’è aria di famiglia in quella foto » (Mais il y a un air de famille sur cette photo.) « Tieni. » (Tiens.)
Colonnello : « Sucede a volte fra fratello e sorella. » (ça arrive parfois entre frère et sœur)
L’indio : « La pistola » (Le pistolet)
Colonnello : « Ragazzo, sei diventato libero. » (Garçon, tu es devenu libre.)
L’indio : « SIAMO diventati liberi. » (NOUS sommes devenus libres.)
Colonnello : « No, tu solo, e te lo sei meritato. » (Non, toi seulement, et tu l’as mérité.)
L’indio : « E la nostra società ? » (Et notre société ?)
Colonnello : « Un’altra volta. » (Une autre fois.)
Quand la bande son s’arrête, je pars chercher de l’arrière d’un socle un sac en plastique que je pousse des pieds au centre de la salle et duquel je sorts une motte d’argile. De quelques lancers au sol je lui apporte sa densité maximale, avant d’en modeler une boule dans laquelle j’enfonce mon pouce plusieurs fois pour lui donner des yeux, un nez et une bouche. Je danse un slow avec cette tête, je l’embrasse sur la bouche et je quitte la salle en la portant sur l’épaule. Quelques pas dans le jardin en faisant le tour du bassin et je la pose sur un pieu à l’entrée du potager, pour disparaître dans la « cabane cuisine » qui borde le fleuve.
Une personne du public m’a demandé après la performance qui interprèterait la partition De statua. J’ai répondu « personne », « le silence ».

Sarah Venturi, Marseille, 2018